[Rue 184]. De Paris à Dakar, devient-on moins citoyens ?
Les sénégalais viennent encore une fois d’encaisser un nouveau coup dur dans l’exercice de leurs libertés. Sans que grand monde ne s’y attende, le préfet de Dakar interdit de la société civile à la Place de la Nation. En interdisant ainsi l’exercice d’une liberté publique si élémentaire, il nous ramène à notre propre réalité. Ainsi donc, tous ceux qui comme moi pensaient que les morts en 2012 avaient servis à quelque, ont déchanté.
Pourtant nous étions tellement près d’en être si loin, de par la symbolique et le vécu. Vous avez certainement remarqué que le siège de la préfecture est en plein centre-ville. Il fait face et est partie intégrante de la Place de l’Indépendance. Du fait de son rôle prépondérant dans l’effectivité des libertés, on l’a installé là-bas, pour qu’il n’oublie jamais. De son siège, il sert la République, la Nation, en mémoire au sacrifice des pères de l’indépendance.
Qu’il en ait conscience ou non, à chaque fois qu’une décision d’interdiction est à son initiative, il remet en cause ces principes et acquis. Peut-on d’ailleurs parler d’acquis dans un pays où la décision de l’arbitre n’a que peu d’effet dissuasif ? Si vous avez suivi l’actualité, vous saurez que ce 17 juin 2019, la Cour suprême a rendu une décision dans ce sens. A l’initiative du PDS, le juge administratif a annulé l’arrêté du préfet pour illégalité.
Ce qui se présentait comme camouflet ne l’est plus de nos jours. Les décisions administratives déférées sont continuellement annulées sans que cela ne choque. Depuis la décision que j’évoquais dans ce billet, la Cour suprême en a cassé bien d’autres. Cette interdiction en date du 14 juillet 2019 n’y échappera si l’arrêté est soumis au juge.
La tentative laborieuse de motiver une décision
Lorsqu’une liberté est en cause, toute décision défavorable doit être motivée par l’autorité qui l’a prise. C’est ce qui permet au juge, une fois la décision contestée, d’évaluer sa légalité et sa pertinence. Pour justifier l’interdiction du rassemblement, trois motifs ont été avancés :
- Des menaces réelles de troubles à l’ordre public ;
- Une incitation à la violence à travers des propos irrévérencieux à l’endroit des institutions publiques et ;
- Des risques d’infiltration par des individus malintentionnés.
Le premier motif est classique. C’est le paravent, l’argument bateau exploité par toute autorité administrative en manque d’inspiration. Qu’on qualifie la menace de réelle n’y change pas grand-chose en réalité. La notion reste vague et ne contribue pas au bon exercice de la liberté.
Vous le savez aujourd’hui, la liberté de manifestation est soumise au régime de la déclaration et non de l’autorisation préalable. Pour faire la différence entre ces deux régimes, il suffit de vérifier si un visa ou une licence est requis. Toute liberté qui a besoin de cette autorisation pour être exercée relève de l’autorisation préalable. La liberté de manifestation n’est pas de ce registre, ce qui explique la lettre d’information adressée au Préfet pour l’informer.
Je ne dis pas que ces menaces n’ont pas existé, n’ayant aucune information pour les vérifier. Savoir d’ailleurs qu’il y’a eu menace réelle ou non n’est pas encore pertinent pour mon analyse. La raison est toute simple. En matière d’aménagement des libertés, il est interdit à l’autorité de prendre des mesures qui rendraient l’exercice de celles-ci impossibles. Si lors de l’enquête de police, il est découvert l’existence de menaces, des mesures doivent être prises. En tous les cas, cela ne peut être une interdiction, l’exercice de la liberté doit primer.
Faire payer à Samba la note de frais de Paul
Le second motif donne à réfléchir. Ici le préfet de Dakar invoque la tenue de propos irrévérencieux à l’endroit des institutions publiques. Qui est à l’origine de tels propos ? Peut-on rattacher les auteurs aux organisateurs de la manifestation ? En basant sa décision de refus sur cet argument, ne risque-t-il pas de faire payer la note à d’autres citoyens ? Par quel raisonnement est-il arrivé à cette qualification ? Est-ce son rôle ?
Je porte les mêmes observations sur le motif lié au risque d’infiltration. Qui avait planifié de saboter cette manifestation ? A-t-on pris les mesures idoines afin qu’ils n’agissent pas ? Ne dit-on pas que ta liberté s’arrête là où commence la mienne ? Devrait-on interdire une manifestation de citoyens parce que d’autres menacent de la perturber ? Du tout. Ici encore, le renseignement fourni doit justifier la prise de mesures idoines afin que la manif se tienne.
Et d’ailleurs, quelque autre liberté reste-t-il au peuple s’il ne lui est même pas permis d’interpeller. La manifestation a été organisée pour réclamer plus de transparence dans la gestion des ressources naturelles. N’est-ce pas notre Constitution qui dit que les ressources naturelles appartiennent au peuple. Elles sont utilisées pour l’amélioration de ses conditions de vie. Qui a été à l’initiative de ce droit ? Ce peuple vous a pris au mot, surtout lorsque des doutes émergent sur l’utilisation de ces ressources.
Pourquoi autant de frilosité ? De mémoire, toutes les manifestations non interdites se sont déroulées en toute quiétude. Ce peuple est donc mature, civilisé et capable de prendre ses responsabilités, si on le responsabilise. De constat, toute l’armada déployé à la suite des interdictions auraient pu servir à encadrer les manifs. Ayons un peu d’empathie pour ceux qui nous ont fait confiance jusqu’à nous confier leur destinée
Dakar sera comme Paris
La liberté de manifestation pèse-t-elle si peu qu’à la moindre brise, on la neutralise ? Les libertés publiques et les droits fondamentaux résultent d’engagements de l’Etat. Il est illusoire de penser que ce sont des cadeaux ou des gâteaux gracieusement offerts. Toute mesure tendant à les neutraliser ne saurait prospérer.
Monsieur le Préfet de Dakar, vous suivez certainement les manifestations qui se passent à Paris chaque week-end. En quoi, les parisiens sont plus méritants ou ont plus de droits que les dakarois ? En sont-ils plus dignes ? Non, M. le Préfet, je ne pense pas et je doute que vous le pensez. Qu’est-ce qui cloche alors ?
Saviez-vous qu’il y’a eu des casses à Paris ? Saviez-vous-même que des manifestants s’en étaient pris aux forces de sécurité ? Oui, il y’a eu des restrictions, il y’a eu des arrestations individuelles mais a-t-on arrêté pour autant les manifestations ? Non et vous le savez. Au contraire, différentes mesures ont été prises pour juguler ces dérapages.
Que restera-t-il d’espace de liberté si la Place de la Nation ne peut plus accueillir le peuple ? Votre zone de confort ne vous suffit-il plus ? Vous comme nous, ainsi que les auteurs savons que cette mesure d’interdiction générale et permanente reste illégale. Tranquillement, de l’avenue Malick Sy jusqu’au Cap Manuel, toute interdiction est interdite. Cela reste une curiosité permanente.
Que n’a-t-on pas fait pour ne pas en arriver là ? N’est-ce pas ici qu’on a sorti les « Mer Gadou » ? N’est-ce pas ici qu’on a appelé à la résistance ? Il suffit qu’on vous prenne au mot en évoquant « la patrie avant le parti », pour qu’on se braque. N’est-ce pas ici qu’on a décrié l’implication de la famille dans la gestion du pouvoir ? Tous pareils finalement ?
Nous sommes le problème et la solution
Oui, nous sommes le problème et la solution. Aujourd’hui, nous sommes à peu près sûr que nos mêmes espoirs produisent nos mêmes déceptions. Ce n’est pas toujours la personnalité de l’homme politique qui est en cause ici mais le rapport de force. En réalité, quelque soit le pays concerné, deux acteurs impacteront le changement.
Le premier acteur concerne la justice et les juges qui incarnent l’institution. Nous devrons recentrer nos efforts afin de leur permettre de jouer le rôle qui est le leur. En matière de liberté, le juge est dit-on le dernier rempart contre l’arbitraire. Ainsi, seule une justice indépendante peut arbitrer les différends qui naîtront de nos rapports.
Nous devrons également construire à bâtir une opinion publique informée donc forte. Le jour où nous serons une masse critique à comprendre le fonctionnement de l’Etat, les choses bougeront. Ils sauront ainsi qu’une masse est disponible pour faire face et leur rappeler leurs engagements. En tous les cas, les hommes politiques sont très réalistes face aux rapports de force. Pas de souci à se faire à ce niveau.
Alaadji Abdulaay Sekk
Kéneu si wambedmi